L’Arctique, nouvel espace stratégique périphérique 

M. Théotime SERFASS

 


    Lors de la Guerre Froide, l’Arctique fût une zone de tensions investie militairement à la fois par les États-Unis et l’URSS. Contrôler l’Arctique était pour chacun le moyen de menacer et de surveiller l’ennemi. La chute de l’URSS et la fin de la Guerre Froide ont néanmoins jeté un voile sur les aspects stratégiques que présentent la région polaire. A partir des années 2010, l’Arctique est redevenu un espace stratégique, et tout particulièrement pour la Russie. 

Ce regain d’intérêt peut notamment être expliqué par le réchauffement climatique, il dégage l’Arctique de sa banquise et ouvre la région à de nouvelles ressources et opportunités économiques et stratégiques. En effet, le 15 septembre 2020, la banquise de l’Arctique a atteint sa deuxième étendue la plus faible jamais enregistrée. 

La militarisation inquiétante de la Russie en Arctique  


    Les Russes considèrent la zone polaire comme leur pré carré et s’y investissent aujourd'hui militairement plus que jamais. Officiellement, la Russie dénombre six bases navales militaires ainsi que dix bases aériennes militaires. Sur ces dix bases aériennes, huit ont été ouvertes après 2010, auxquelles s’ajoutent six nouvelles bases en construction, amenant à un total de seize bases aériennes militaires en Arctique . Parmi ces bases, certaines sont spécialisées dans la stratégie A2/AD - Anti-A 2 ccess / Area Denial - de déni d’accès. Les trois bases principales sont celles de Nagourskoïé, de Kotelny et de Rogatchevo3. D’une part, elles sont stratégiquement placées pour assurer une capacité de déni d’accès, c'est-à-dire empêcher toute force militaire étrangère de pénétrer et de manoeuvrer dans la région. D’autre part, elles permettent la protection de la Flotte du Nord, la plus puissante des quatre flottes marines russes. 

    Pour ce faire, ces bases bénéficient de capacités de défense aérienne régionale à niveaux multiples ainsi que d’installations radar pour la surveillance et l'alerte rapide. Les trois bases sont lourdement armées, avec un mélange de systèmes à longue portée (systèmes de défense antiaériens S-300 et S-400), à moyenne portée (P-800 Oniks), à courte portée (Pantsir et Tor M2-DT) et de défense côtière (K-300P Bastion-P, 4K51Rubezh)4. La plupart de ces bases ont été développées sous un prétexte de “Search and Rescue” (recherche et sauvetage). Néanmoins, toutes démontrent des caractéristiques de “dual use”, c’est-à-dire à usage civil et militaire.   

    En outre, c’est au bénéfice de sa Flotte du Nord que la Russie investit le plus, et ceci notamment dans le cadre du concept de défense du “Bastion”, c'est-à-dire de la fortification d’une zone de sécurité. Avec les six bases navales militaires dans la Péninsule de Kola, la Flotte du Nord représente environ deux tiers des capacités de frappe nucléaire de la marine russe . Au sein de cette flotte, les sous-m 5 arins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) Borei-class et Delta IV qui opèrent autour de la péninsule de Kola dans l’Oblast de Mourmansk peuvent transporter plus de 400 ogives nucléaires stratégiques. La Flotte du Nord comprend 42 sous-marins dont 35 à propulsion nucléaire, ainsi que 39 navires de guerre6. Enfin, dans le cadre de sa flotte civile, la Russie a officiellement 46 brise-glaces dont quatre à propulsion nucléaire (et trois autres en construction). Cette dernière, bien que civile, n’en est pas moins cruciale pour l’accès et les opérations militaires.

Une escalade militaire à laquelle répondent l’OTAN et la Scandinavie

    Par ailleurs, l’OTAN et ses Alliés tiennent régulièrement des exercices militaires dans la Mer de Norvège pour accroître les compétences opérationnelles et tactiques des unités participantes. Par exemple, “Cold Response” est un exercice militaire dirigé par la Norvège qui se tient presque chaque année et a rassemblé 16 000 soldats de dix Alliés en mars 2020 . De la même manière, l’exercice 7 “Trident Juncture” a rassemblé 50 000 soldats et 31 pays de l’OTAN8 et pays partenaires en novembre 2018 avec un scénario de défense collective au titre de l'article 5 du traité de l’OTAN9. Au cours de cet exercice, un porte-avions américain a dépassé le cercle polaire arctique pour la première fois depuis 199010. Depuis, des navires de la Marine américaine se sont rendus dans le Grand Nord à plusieurs reprises. La dernière remonte à mai 2020 lorsque des navires américains et britanniques ont conduit un exercice conjoint en mer de Barents, pour la première fois depuis plus de 30 ans. 

    De même, les préoccupations scandinaves à l’égard de la Russie ont grandi depuis la crise ukrainienne de 2014. Les trois pays polaires scandinaves réhabilitent leurs forces armées, soit conjointement avec l’OTAN soit en renforçant leurs coopérations trilatérales et bilatérales entre eux. Ainsi, en Suède la société Saab a repris le contrôle en 2014 des chantiers navals Kockum à Malmö. La spécialité des chantiers navals Saab est justement la construction de sous-marins très performants capables d’opérer dans des régions extrêmement froides. Dans le cadre du programme A26, deux sous-marins de combat sont en cours de construction dont la livraison est prévue en 2022 à la Marine royale suédoise. Ces commandes sont directement liées à la perception suédoise de la Russie en tant que menace prioritaire. Le Ministre suédois de la Défense a d’ailleurs annoncé en juin 2020 que le budget militaire de la Suède augmenterait de 40% au cours de la période 2021-2025 pour répondre à la menace russe. 

    L’Europe et l’Amérique du Nord, sous l’égide de l’OTAN, augmentent progressivement leur présence militaire en Arctique pour répondre à la forte militarisation russe. En effet, c’est bien en réponse à l’investissement militaire russe dans la région que l’OTAN s’y exerce. Le caractère hautement stratégique de l’Arctique est réel, mais il concerne surtout la Russie. Pour l’instant, c’est elle qui a une vision, un projet, en Arctique. Cette vision se traduit également vis-à-vis des hydrocarbures qui sont présents dans la région et les opportunités économiques qu’ils offrent. Le gaz naturel liquéfié (GNL) en est l’exemple le plus flagrant, il est au coeur d’enjeux stratégiques qui attirent différents acteurs régionaux autour de son extraction en Russie.

L’extraction du gaz, illustration du caractère stratégique des ressources naturelles en Arctique

    Aujourd’hui, il est considéré que l’Arctique abriterait non moins de 30 % des réserves mondiales non découvertes de GNL et 13 % des réserves de pétrole. Le territoire russe détient en ses frontières la majorité de ces ressources. Le pouvoir russe a parfaitement compris cet aspect et est bien déterminé à en tirer profit. Les entreprises gazières et pétrolières russes ont installé des complexes industriels de forage et d’extraction des ressources sur les péninsules polaires russes. De plus, s’ajoute au caractère stratégique intrinsèque de ces complexes industriels le fait que leur protection tombe sous le concept de défense du “Bastion”.

    La péninsule la plus exploitée est celle de Yamal, située dans le cercle polaire arctique. C’est par exemple dans le cadre du projet “Yamal LNG” que 16,5 millions de tonnes de GNL par an seront exportés par la Russie . Au total, le projet représente 27 milliards de dollars. L’entreprise qui 14 mène ce projet est le deuxième plus gros producteur russe de GNL, Novatek, qui détient 50,1 % du projet. Il est très intéressant de remarquer à qui appartiennent les 49,9 % restants. Ils ont fait l’enjeu de négociations très importantes, symbole du caractère stratégique de l’extraction du gaz en zone polaire. C’est d’abord le géant français Total qui possède 20 % du projet et qui a obtenu de Novatek de faire exporter 46 % des 16,5 millions de tonnes de GNL en direction de l’Europe. Par ailleurs, ce sont deux entreprises chinoises - la China National Petroleum Corporation (CNPC) et le Fonds de la route de la soie (Silk Road Fund) - qui ont acheté 29,9 % de Yamal LNG. Dès lors, 54 % du GNL exporté ira en direction de l’Asie.

    C’est également sur la péninsule de Gydan, dans le cercle polaire arctique, que le projet d’extraction gazière Arctic LNG 2 a attiré les intérêts stratégiques étrangers. Avec une production prévue de 19,8 millions de tonnes de GNL par an, il a lui aussi fait l’objet de négociations internationales cruciales. S’il appartient à 60 % à Novatek, quatre entreprises étrangères possèdent chacune 10 % : Total, la compagnie japonaise Mitsui & Co. et les deux géants chinois la CNPC et la CNOOC - la China National Offshore Oil Corporation.  

L’extraction d’hydrocarbures dans les zones polaires russes fait également l’objet d’enjeux technologiques stratégiques. Par exemple, ce sont aujourd'hui les entreprises chinoises de pétrole Jereh et Sichuan Honghua qui sont devenues les fournisseurs principaux de plates-formes de forage en Russie, augmentant leur part sur le marché russe à 45 %. De même, les entreprises russes Rosneft et Gazprom Neft ont utilisé en 2018 la plateforme de forage semi-submersible chinoise Nanhai VIII en mer de Kara, révélant plus de 1,9 milliards de mètres cubes de gaz russe . De la même manière, 16 Novatek a employé une plateforme de forage polaire fabriquée en Chine sur la péninsule de Yamal.

Même la Corée du Sud et le Japon, contournant les sanctions américaines et européennes contre la Russie suite à la crise ukrainienne, font partie des fournisseurs principaux de technologie et d’ingénierie pour l’extraction russe d’hydrocarbures. Du côté du Japon, les entreprises JGC et Chiyoda sont devenues les principaux acteurs dans l’ingénierie du projet d’extraction de gaz Yamal LNG. Du côté de la Corée du Sud, ses chantiers navals ont fourni au projet Yamal LNG la construction de vaisseaux servant à l’extraction du gaz. De même, dans le projet Arctic LNG-2, ce sont les entreprises coréennes Samsung Heavy Industries et Hyundai Samho Heavy Industries qui apporteront à l’entreprise russe Rosneft l’expertise pour la construction des vaisseaux sur le chantier naval de Zvezda.

La présence d’entreprises chinoises, japonaises, coréennes mais également françaises dans les projets russes d’extraction de GNL démontre le caractère résolument stratégique d’une telle ressource, mais aussi de la région qui l’abrite. La Russie exploite fortement cette ressource et profite de gains fructueux, en dépit de toute considération écologique ou environnementale. En outre, elle dépend des technologies d’autres puissances, surtout asiatiques, qui en profitent pour se positionner là où l’Europe et les États-Unis ontrenoncé à être présents.

Néanmoins, si l’Arctique semble important pour d’autres puissances, c’est la Russie qui est aujourd’hui à la fois maîtresse et tributaire de l’Arctique. En effet, elle dirige l’échiquier stratégique de la région mais en est également la seule qui en dépend. L’Arctique est un espace de compétition qui ressurgit, vital pour la Russie mais périphérique pour toutes les autres puissances présentes.

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Bibliographie 

  • BARBAUX Aurélie, “Les huit chiffres clés du méga projet gazier Yamal LNG si important pour Total”, L’Usine Nouvelle, 09 décembre 2017
  • BOULÈGUE Mathieu, “Russia’s Military Posture in the Arctic”, Chatham House, Russia and Eurasia Programme, juin 2019
  • DEVYATKIN Pavel, “Russia’s Arctic Strategy: Military and Security”, The Arctic Institute, 13 février 2018
  • FRANIOK Nicole, “Russian Arctic Military Bases”, American Security Project, 22 juin 2020
  • GARRIC Audrey, “La banquise arctique a atteint sa deuxième superficie la plus basse jamais enregistrée”, Le Monde, 21 septembre 2020
  • KERTYSOVA Katarina, “What are the main drivers behind Russia’s military build-up in the Arctic?”, European Leadership Network, 04 mai 2020
  • LAGNEAU Laurent, “La Suède annonce une hausse de ses dépenses militaires de 40% lors des cinq prochaines années”, Opex360, 16 octobre 2020
  • STAALESEN Atle, “Chinese oilmen make big discovery in Russian Arctic waters”, The Barents Observer, 05 avril 2018
  • STAALESEN Atle, “Freezing cold as 16,000 NATO soldiers kickstart Arctic war game”, The Barents Observer, 02 mars 2020
  • WOODY Christopher, “The US Navy sent surface ships deep into the Arctic, and close to Russia, for the first time in over 30 years”, Business Insider, 04 mai 2020
  • “La Suède lance la construction de son second sous-marin Saab Kockums A26”, ActuNautique, 04 janvier 2018 “Trident Juncture 18”, OTAN, 31 octobre 2018
  • “Finland, Norway and Sweden enhance their trilateral military operations cooperation”, Ministry of Defence of Sweden, 23 septembre 2020
    - “Rosneft and Hyundai Samho Heavy Industries strengthen technological cooperation”, Rosneft
    Information Division, 02 juin 2017
  • “Russian Navy 2020”, RussianShips.info, 21 septembre 2020
  • “Russia: Launch of the giant ‘Arctic LNG 2’ development”, Total, 05 septembre 2019

 

Panthéon-Sorbonne Sécurité défense (P1SD)

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